L'article 2 de la loi référendaire du 13 avril 1962 a autorisé le président de la République "à arrêter, par voie d'ordonnance ou selon le cas, de décrets en Conseil des Ministres, toutes mesures législatives ou réglementaires relatives à l'application des déclarations gouvernementales du 19 mars 1962". L'ordonnance du 1er juin 1962, prise en application de ces dispositions, a institué une Cour militaire de justice.
Les sieurs Canal, Robin et Godot, condamnés par cette juridiction et détenus à la prison de Santé, à Paris, saisirent le Conseil d'État afin d'obtenir l'annulation de cette ordonnance.
Deux problèmes de droit:
- le Conseil d'État est-il compétent pour apprécier la légalité d'un acte pris en vertu d'une délégation législative ?
- une autorité administrative peut-elle légalement porter atteinte aux droits et principes fondamentaux ?
Le Conseil d'État, par un arrêt du 19 octobre 1962, se déclare compétent et annule l'ordonnance du 1er juin 1962.
En effet, l'article 2 de la loi du 13 avril 1962 n'attribue pas au Président de la République le pouvoir d'exercer le pouvoir législatif lui-même mais l'autorise uniquement à user exceptionnellement de son pouvoir réglementaire pour prendre par ordonnance des mesures qui relèvent normalement du domaine de la loi. Par conséquent, l'ordonnance du 1er juin 1962 est un acte administratif qui relève de la compétence du juge administratif.
De plus, la Cour militaire de justice, telle qu'instituée par l'ordonnance attaquée porte une atteinte grave aux principes généraux du droit pénal - dès lors que, notamment, la procédure exclue toute voie de recours - que les circonstances de l'époque ne justifiaient pas.
La loi du 13 avril 1962 n'ayant pas habilité le Président de la République à exercer le pouvoir législatif, les actes pris par celui-ci dans le domaine législatif conservent le caractère d'actes administratifs relevant de la compétence des juridictions administratives.
De plus, le Conseil d'Etat met en oeuvre la théorie des circonstances exceptionnelles. En l'espèce, les conditions d'application de cette théorie n'étaient pas réunies puisqu'il n'apparaissait pas que, compte tenu des circonstances de l'époque, il était indispensable de porter atteinte aux principes généraux du droit pénal pour assurer l'application des déclarations gouvernementales du 19 mars 1962.
Conseil d'Etat - ASSEMBLEE
statuant
au contentieux
N° 58502
Publié au recueil Lebon
Président
M. Parodi
Rapporteur
M. Poignant
Rapporteur public
M. Chardeau
Texte intégral
AU NOM DU PEUPLE FRANCAIS
Sur la fin de non-recevoir opposée par le ministre de la Justice et le ministre des Armées : Considérant que l'article 2 de la loi du 13 avril 1962 adoptée par le peuple français par la voie du référendum autorise le Président de la République "à arrêter, par voie d'ordonnance ou selon le cas, de décrets en Conseil des Ministres, toutes mesures législatives ou réglementaires relatives à l'application des déclarations gouvernementales du 19 mars 1962" ; qu'il résulte de ses termes mêmes que ce texte a eu pour objet, non d'habiliter le Président de la République à exercer le pouvoir législatif lui-même, mais seulement de l'autoriser à user exceptionnellement, dans le cadre et les limites qui y sont précisées, de son pouvoir réglementaire pour prendre, par ordonnances, des mesures qui normalement relèvent du domaine de la loi ; qu'il suit de là que l'ordonnance attaquée du 1er juin 1962 qui a été prise en application de l'article 2 de la loi du 13 avril 1962 conserve le caractère d'un acte administratif et est susceptible, comme tel, d'être déférée au Conseil d'Etat par la voie du recours pour excès de pouvoir ;
Sur la recevabilité de l'intervention des sieurs X..., B..., Plait, A... et André : Considérant que les sieurs X..., B..., Plait, A... et André ont intérêt à l'annulation de l'ordonnance attaquée et que, par suite, leur intervention est recevable ;
Sur les conclusions de la requête tendant à l'annulation de l'ordonnance du 1er juin 1962 instituant une cour militaire de justice : Sans qu'il soit besoin de statuer sur les autres moyens de la requête ; Considérant que, si l'article 2 de la loi du 13 avril 1962 précité a donné au Président de la République de très larges pouvoirs en vue de prendre toutes mesures législatives en rapport avec les déclarations gouvernementales du 19 mars 1962 relatives à l'Algérie et si de telles mesures pouvaient comporter, notamment, l'institution d'une juridiction spéciale chargée de juger les auteurs des délits et des infractions connexes commis en relation avec les événements d'Algérie, il ressort des termes mêmes aussi bien que de l'objet de la disposition législative précitée que l'organisation et le fonctionnement d'une telle juridiction ne pouvaient légalement porter atteinte aux droits et garanties essentielles de la défense que dans la mesure où, compte tenu des circonstances de l'époque, il était indispensable de le faire pour assurer l'application des déclarations gouvernementales du 19 mars 1962 ;
Considérant qu'il ne résulte pas de l'instruction que, eu égard à l'importance et à la gravité des atteintes que l'ordonnance attaquée apporte aux principes généraux du droit pénal, en ce qui concerne, notamment, la procédure qui y est prévue et l'exclusion de toute voie de recours, la création d'une telle juridiction d'exception fût nécessitée par l'application des déclarations gouvernementales du 19 mars 1962 ; que les requérants sont, dès lors, fondés à soutenir que ladite ordonnance, qui excède les limites de la délégation consentie par l'article 2 de la loi du 13 avril 1962, est entachée d'illégalité ; qu'il y a lieu,par suite, d'en prononcer l'annulation ;